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Peut-on être sanctionné pour des faits relevant de sa vie privée comme au Slip français ?

Peut-on être sanctionné pour des faits relevant de sa vie privée comme au Slip français ?
Le 05 janvier 2020
C'est LA polémique de ce début d'année 2020. Deux salariés du SLIP FRANCAIS mis à pieds à la suite de la parution, sur les réseaux sociaux, de vidéos jugées racistes. Mais peut-on sanctionner un salarié pour un fait relevant de sa vie privée ?

C'est LA polémique de ce début d'année 2020. Sur une vidéo mise en ligne vendredi, tournée à une date non précisée et révélée par le compte Instagram "Décolonisons-nous", deux femmes et un homme participent à une soirée sur le thème "Viva Africa" le visage maquillé de noir pour l'une, déguisé en singe pour l'autre. Sans convaincre une seule minute son auditoire, la femme qui filme la soirée assure "qu'il n'y a rien de raciste là-dedans". C'est-à-dire rien de raciste dans le fait d'arborer un black face ou de se déguiser en singe tout en se déhanchant au son de Saga Africa pour provoquer l'hilarité...

Vue 37.000 fois depuis sa mise en ligne, la même vidéo a été publiée sur Twitter où elle a rapidement dépassé les 930 000 vues tandis que l'identité des principaux protagonistes était révélée, de même que le nom de leur employeur : le SLIP FRANCAIS, entreprise fondée en 2011 et qui emploierait aujourd'hui 200 personnes dans 45v ateliers. Et la réaction des internautes ne s'est pas faite attendre, exigeant le licenciement des personnes identifiées... 

Mais peut-on réellement sanctionner un salarié pour des faits relevant de sa vie privée ? 

Le Bad Buzz peut-il constituer une faute sanctionnable en droit du travail ? 

La réaction de la Direction du SLIP FRANCAIS a été immédiate. Dès vendredi, l'entreprise a fait paraître un communiqué dans lequel elle se dit choquée et condamne "fermement ces actes". "Les salariés concernés ont été convoqués et sanctionnés par la direction du SLIP FRANÇAIS" indique ledit communiqué.

Guillaume GIBAULT, Président et Fondateur du SLIP FRANCAIS, qui s'est dit "secoué" par l'évènement, a pour sa part immédiatement précisé à l'AFP que les salariés concernés avaient été convoqués et mis à pied à titre conservatoire dès vendredi.  "On a régi tout de suite" explique t'il. "Dans un contexte où les choses vont très vite, on fait de notre mieux pour être très fermes. Ce genre de comportement n'a pas sa place dans notre équipe et dans notre démarche, ça n'est pas dans nos valeurs", avant de préciser étudier la possibilité de "mettre en place un programme de sensibilisation sur ces sujets-là". 

Une information confirmée par Dominique SOPO, Président de l'Association SOS Racisme, qui a indiqué par communiqué qu'"il a été discuté de la participation de l'association à la mise en place, en interne, d'un programme de sensibilisation aux problématiques du racisme et des discriminations", précisant toutefois qu'en parallèle, l'association avait "demandé à ses avocats de déterminer si l'ensemble de ces éléments, pris dans le contexte de la soirée, pourraient être constitutifs d'injustes publiques à caractère raciste".

"Le plus désolant, c'est que ce sont des jeunes qui soit s'adonnent consciemment à un racisme hypocritement nié, soit ne comprennent même pas qu'ils véhiculent le racisme" a ajouté Dominique SOPO, citant dans communiqué "la réponse de l'une des participantes à cette soirée" : "Pour clarifier les choses, loin de moi la moindre pensée raciste, bien au contraire ! Il s'agissait d'un dîner entre potes sur le thème Africa, rien de plus. Désolée si cela a mal été interprété. Bonne année et Viva Africa !"

Le fait est que, si Guillaume GIBAULT et la direction du SLIP FRANÇAIS ont rassemblé l'ensemble des employés vendredi matin pour rappeler "les valeurs d'ouverture" portée par la société, sa volonté d'avoir "un impact positif, aussi bien sociétal qu'environnemental", les internautes n'ont pas manqué de rappeler qu'en septembre 2019, l'entreprise avait été pointée du doigt puisqu'aucune personne issue de la diversité n'était présente sur la fameuse "photo de classe" de la marque

Par suite, on comprend que "l'entreprise culottée" qui propose de "commencer par changer de slip" pour changer le monde a sans doute plus à jouer (et à perdre) dans ce bad buzz...

Peut-on licencier pour faute un salarié pour un acte relevant de sa vie privée ?

La vie privée du salarié est protégée par le Code du Travail lui-même.

Le principe est simple et bien compris en général. "Chacun a droit au respect de sa vie privée" dispose l'article 9 du Code Civil, tandis que l'article L.1121-1 du Code du Travail rappelle pour sa part que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché".

En clair, le droit du travail établi une frontière stricte entre la vie privée d'une part, et la vie professionnelle d'autre part. Le respect à la vie privée du salarié est d'ailleurs la source de nombreuses décisions prudhommales, notamment du fait du développement des méthodes de surveillance des salariés par les employeurs, du fait surtout du développement dans l'entreprise des nouvelles technologies.

On se souviendra par exemple de l'arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de Cassation en date du 20 janvier 2016 (n°14-15360) par lequel, bien que confirmant simplement un principe largement admis jusque là, la Cour de Cassation est surtout venue se poser en garant de la protection des libertés individuelles des salariés face à la multitude des moyens de contrôle et de surveillance de l'employeur. 

Mais cette immunité a des limites, en particulier en cas de trouble objectif caractérisé.

Cependant, le principe n'est pas absolu. L'article L.1121.1 du Code du Travail pose des limites à cette protection de la vie privée du salarié en entreprise, dès lors que ces limites sont justifiées "par la nature de la tâche à accomplir" et "au but recherché". Bien avant le mouvement #metoo ou #balancetonporc, la Chambre Sociale de la Cour de Cassation avait considéré que les propos et l'attitude déplacés d'un salarié vis-à-vis de collègues féminines même en dehors du temps de travail était un motif légitime de licenciement (Cass, Soc, 19.10.11 n°09-72672).

Mais quid du bad buzz ? Le fait de tenir des propos choquants, notamment parce qu'ils sont considérés comme racistes par des internautes, peut-il constituer un motif légitime de sanction pouvant aller jusqu'au licenciement ? 

Peut-on licencier un salarié pour un trouble objectif caractérisé constaté dans sa vie privée ?

Qu'est-ce que le "trouble objectif caractérisé" en droit du travail ? 

En tant qu'Homme et en tant que libre citoyen, tout salarié a droit au respect de sa vie personnelle, que ce soit dans ou au dehors de l'entreprise. Ainsi, nul ne peut être sanctionné, et a fortiori licencié, pour ses opinions politiques, syndicales, religieuses, ou son orientation sexuelle par exemple. C'est un principe admis et bien connu.

Cependant, l'immunité du salarié n'est pas infaillible. En particulier lorsque des actes, des paroles ou des écrits, issus de la vie personnelle du salarié peuvent, même sans être fautifs, causer un trouble objectif et manifeste à l'entreprise qui l'emploie. 

Pour apprécier ce trouble, les juges tiennent principalement compte de la nature des fonctions occupées par le salarié (les agissements nuisibles d'un cadre par exemple seront en général plus facilement constaté du fait de l'exemplarité normalement attachée à son statut), de "la finalité propre" de l'entreprise (son objet social, son activité) et des conséquences que les agissements du salariés peuvent avoir dans et hors entreprise (après des collègues, de la clientèle, des investisseurs, ...).

Ainsi, on comprendra qu'une entreprise de gardiennage licencie un agent de surveillance ayant commis un vol à l'étalage chez un client en dehors de ses heures de service (cass. Soc, 20.11.91, n°89-44.605), ou qu'un centre d'hébergement de personnes protégées soit remercié après avoir été mis en examen pour attentat à la pudeur sur mineur, jetant ainsi le discrédit sur l'établissement qu'il dirigeait et l'association qui l'employait (Cass.soc, 21.05.01, n°00-41.128)

On comprendra moins le licenciement de la secrétaire d'un concessionnaire Renault pour avoir acheté son véhicule personnel chez Peugeot (Cass.soc, 22.01.92, n°90-42.517), d'un salarié de banque pour être constamment endetté (Cass.soc, 16.12.98, n°96-43.540), ou même d'un gardien d'immeuble, également locataire de la résidence, pour s'être disputé avec un autre locataire durant un congé maladie et pour un fait relevant d'un problème de voisinage (Cass.soc, 14.05.97, n°94-45.473).

Quelle sanction encourt un salarié auteur d'un trouble objectif caractérisé ?

En l'espèce, il est clair que l'attitude des deux salariés du SLIP FRANÇAIS a réellement eu un impact sur l'image de l'entreprise, en particulier après un premier bad buzz lié au manque de diversité sur la photo de rentrée publiée en septembre dernier par la marque.

Il suffit pour s'en convaincre de se rappeler comment Justin TRUDEAU, Premier Ministre du Canada, a bien failli perdre les dernière élections suite à la parution de photographies de lui étudiant, le visage maquillé en noir lors de soirées costumées, quelle tempête a déclenché la parution d'une photo d'Antoine GRIEZMAN déguisé et maquillé en basketteur noir dans les années 80, ou la violente condamnation d'Aya NAKAMURA sur son compte twitter, après la publication de la vidéo d'une fan portant une perruque bleue et le visage maquillé de noir. "Cette personne est déguisée en moi... d'après elle !" s'était emporté la chanteuse sur son propre compte, dénonçant une "une pratique humiliante et raciste" et précisant que "des gens sont morts à cause de ça". 

Et cependant, la Cour de Cassation a été extrêmement claire sur ce point, en particulier dans son arrêt de principe en date du 18 mai 2007 (Cass. ch. mixte. 18.05.2007 n°05-40.803), même un trouble objectif manifeste constaté au fonctionnement de l'entreprise ne peut, à lui seul, justifier ou motiver une sanction disciplinaire à l'encontre du salarié qui en est à l'origine. 

En clair : un trouble objectif au fonctionnement de l'entreprise (et non le fait en lui-même, puisqu'il relève de la vie privée), peut justifier la rupture du contrat de travail c'est-à-dire un licenciement de droit commun ouvrant donc droit à indemnité et préavis, mais ne peut pas donner lieu à une rétrogradation disciplinaire ou à un licenciement pour faute. 

En l'espèce donc, à l'issue de la période de mise à pieds conservatoire manifestement prononcée par l'entreprise LE SLIP FRANÇAIS, les deux salariés auteurs de la vidéo objet du scandale encourent une sanction pouvant aller jusqu'au licenciement, mais uniquement un licenciement pour fait personnel.

Mais attention : il n'est pas certain que nous devions nous en réjouir. Le droit du travail protège la vie privée du salarié. Or, cette nouvelle polémique relance des débats bien connus autour du rôle de l'entreprise, mais aussi autour de la protection de la liberté individuelle... Que se passera-t-il le jour où la protection de la vie privée du salarié garantie par le Code du Travail aura cédé face à la pression de l'opinion public ou des réseaux sociaux ? 

                                                                                            Ingrid TRONET

                                                                                            Tronet Conseils