Suicides à France Télécom : les anciens dirigeants condamnés pour harcèlement moral
Très attendu, le jugement du Tribunal Correctionnel de Paris est tombé vendredi 20 décembre. Reconnus coupables de "harcèlement moral institutionnel", FRANCE TELECOM et ses anciens dirigeants ont été condamnés à la peine maximale encourue : soit 75 000 d'amende pour FRANCE TELECOM, et 1 an de prison dont 4 mois fermes et 15 000 euros d'amende pour Didier LOMBARD, PDG entre 2005 et 2010, Louis-Pierre WENES, ancien numéro 2 du Groupe, et Olivier BARBEROT, ex Directeur des Ressources Humaines. Un soulagement pour les victimes et les familles et une grande victoire pour les syndicats, d'autant que FRANCE TELECOM a d'ores et déjà indiqué qu'elle ne comptait pas faire appel de la décision.
Le procès FRANCE TELECOM, rappel des faits.
Juillet 2019 : "l'affaire des suicides" au sein de FRANCE TELECOM fait la une de la presse.
C'était il y a 10 ans, rappelez-vous. En juillet 2009, Michel DEPARIS, technicien marseillais au sein de l'entreprise, mettait fin à ses jours en accusant dans sa lettre d'adieu "le management par la terreur" qu'il subissait. : "Je me suicide à cause de FRANCE TELECOM. C'est la seule cause". Deux mois plus tard, une première plainte était déposée par le syndicat SUD. D'autre suivront, ainsi qu'un rapport accablant de l'inspection du travail.
Lors d'un procès sans précédent, le Tribunal aura examiné en détail les dossiers de 39 salariés : 19, dont Michel DEPARIS, Robert PERRIN et Jean-Marc REGNIER, se sont suicidés, 12 ont tenté de le faire et 8 ont subi un épisode de dépression ou un arrêt de travail conséquent. Au total, ce seront 150 personnes qui se sont constituées parties civiles. Horrifiée, la France découvrait les Risques Psycho-Sociaux et notamment les risques liés au Burn Out.
Pendant 2 mois, de mai à juillet, le Tribunal a scruté la vie interne de FRANCE TELECOM et, en particulier, du fameux plan "NExT" présenté comme devant adapter l'entreprise aux nouveaux défis du numérique grâce à une importante restructuration à la fin des années 2000. Au cours d'un procès historique, les témoignages se sont succédés, décrivant toujours un peu plus ou un peu mieux l'horreur vécue au quotidien par ces salariés.
On se souviendra ainsi longtemps de celui qu'on appelait "Pépère, la force tranquille", Robert PERRIN qui s'est suicidé le 17 mai 2008 chez lui, avec une arme à feu, à 51 ans. Il était entré aux PTT en 1975, fier d'être "un ouvrier d'Etat". Son frère Jean est venu témoigner avec sa photo "pour leur dire que c'est un être humain, pas un dossier". Pour leur dire que leurs "c'est pas nous" et leurs objectifs avaient tué son frère.
Ou de Jean-marc REGNIER, qui avait réussi en 1978 le concours d'entrée à la direction des télécommunication et réalisé toute sa carrière à Longwy, au service des vente des particuliers et des publiphones. Jean-Marc, qui "aimait son métier, (...) aimait se rendre chez chez gens" et qui "ne souhaitait pas d'évolution professionnelle".
Jean-Marc, qui est parti en stage. Une fois, puis, deux, puis cinq. "A chaque fois qu'il rentrait, raconte Ghislaine, sa veuve, il me disait qu'il n'y arrivait pas. Il répétait toujours "Si je réussis pas cette formation, je vais finir sur une plate-forme." Il ne parfait que de ça, il ne se voyait pas enfermé entre quatre murs. Quand il est rentré du dernier stage, c'était plus le même. Il m'a dit "j'en peux plus, il me rendent fou" (...) Un jour, il a fait un malaise. il voyait que l'examen approchait et il savait qu'il n'y arriverait pas. Je l'ai envoyé chez le médecin qui l'a mis en arrêt pour stress professionnel. Il avait peur". Jean-Marc, qui est "allé faire un tour avec le chien" le 29 avril 2008, et que son fils a trouvé plus tard. Il s'était suicidé sur un banc, par arme à feu.
"Qui a su que Jean-Marc Régnier et Robert Perrin s'étaient suicidés ?" demande la Présidente Cécile LOUIS-LOYANT. Pas Didier LOMBARD. Pas Olivier BARBEROT. Pas même Louis-Pierre WENES, ex direction des opérations France, qui avait pourtant dit à l'ACSED, lors de la convention des cadres dirigeants réunis en septembre 2006 à la Maison de la Chimie à Paris que "le changement, ça peut se passer mal et faire souffrir", et qui ajoute "Juste une remarque : Robert PERRIN était N-5 par rapport à moi".
FRANCE TELECOM : restructuration ou plan social déguisé ?
A la fin des années 2000, FRANCE TELECOM et Didier LOMBARD annoncent fièrement la mise en place d'un plan de restructuration ambitieux destiné à adapter l'entreprise au virage du numérique.
Les objectifs des plans NExT d'abord et ACT ensuite sont clairs : obtenir 22.000 départs et 10.000 mobilités en 3 ans entre 2007 et 2010 alors que l'entreprise comptait plus de 120 000 salariés répartis sur près de 23 000 sites et une centaine de métiers différents. Les salariés vont alors faire face à une pression toujours plus forte pour qu'ils se transforment en commerciaux, faire de la vente en boutique ou rejoindre la plateforme téléphonique.
Les prévenus, FRANCE TELECOM, Didier LOMBARD, Louis-Pierre WENES et Olivier BARBEROT, évoquent des départs "naturels" ou "volontaires". Les parties civiles dénoncent pour leur part "un management par la terreur" : la plupart des salariés étant fonctionnaires ne pouvant être licenciés, il fallait les pousser à partir par n'importe quel moyen. C'est-à-dire obtenir leur départ "par la porte ou par la fenêtre" pour reprendre une phrase du PDG de FRANCE TELECOM, Didier LOMBARD, que ce dernier semble aujourd'hui regretter.
Malgré tout, une formule qui marque, qui reste, et qui, au terme des 343 pages du jugement rédigé par les magistrats du Tribunal Correctionnel de Paris semble bien résumer l'affaire.
"Mon frère n'avait pas l'âme d'un commercial" explique à la barre Jean PERRIN. "Il était très angoissé par ce changement, ça l'a complètement perturbé. On a commencé à nous donner des indications par rapport à ces changements début 2008.". Il évoque alors "la pression qui montait pour nous faire partir. On nous disait qu'on n'arriverait pas forcément à suivre. Nous avions la boule au ventre pour aller travailler". (...) Finalement, on était dirigés par des "c'est pas nous" qui appliquaient les directions des "on" d'en-haut. Et quand les "c'est pas nous" avaient atteint les objectifs de départs fixés par les "on", ils touchaient leur part variable !"
Pour le Tribunal, la conclusion est claire : le plan NExT n'était rien de moins qu'un plan social déguisé et "les moyens choisis pour atteindre l'objectif fixé des 22.000 départs en trois ans étaient interdits." Au terme d'un jugement extrêmement motivé, les magistrats ont tenu à rappeler l'importance de "concilier le temps et les exigences de la transformation de l'entreprise avec le rythme et l'adaptation des agents qui assurent le succès de cette transformation", estimant notamment que dans cette réduction des effectifs "à marche forcée", le volontariat des départs n'était qu'un "simple affichage" tandis que le ton de la direction "sera celui de l'urgence, de l'accélération, de la primauté des départs de l'entreprise, de gré ou de force".
Pourquoi le procès FRANCE TELECOM est un procès historique en matière de droit du travail ?
Si le procès FRANCE TELECOM a longtemps été présenté comme un procès hors norme, tant du point de vue de son ampleur, de ses acteurs, du nombre de ses victimes, c'est aujourd'hui aussi un procès hors norme sur le plan des principes du droit, puisque pour la première fois un tribunal reconnaît "l'infraction pénale de harcèlement managérial".
Qu'est-ce que le harcèlement managérial ?
La formule n'est certes pas nouvelle, mais elle était jusqu'à présent plutôt utilisée pour évoquer une sous-catégorie du harcèlement moral, ou plus simplement comme un synonyme de celui-ci. En l'espèce, la jurisprudence, et en particulier la jurisprudence de la Cour de Cassation, avait déjà reconnu l'existence d'un harcèlement particulier "de type managérial", caractérisé notamment par les méthodes de gestion "mises en oeuvre par un supérieur hiérarchique".
Le harcèlement moral mis en avant au cours du procès FRANCE TELECOM est d'un autre type, d'une toute autre nature. Et c'est bien ce que le Procureur de la République a affirmer lors de son plaidoyer, énonçant notamment que "le but de ce procès n'est pas de poser un jugement de valeur sur vos personnes, mais de démontrer que l'infraction pénale de harcèlement moral peut être constituée par une politique d'entreprise, par l'organisation du travail, et qualifier ce qu'on appelle le harcèlement managérial", allant jusqu'à affirmer face aux juges que "l'évolution du droit vous permet de reconnaître l'infraction pénale de harcèlement managérial".
"Il est incontestable qu'en programmant la restructuration par des réductions massives d'effectifs et des mutations professionnelles en trois ans, les dirigeants ont conscience qu'ils déstabilisent les salariés" a souligné, encore, le Procureur. "Vous allez même plus loin. Vous la recherchez, cette déstabilisation. Et vous la baptisez déstabilisation positive".
Pour le Procureur, il n'y aucun doute à avoir : ce management déshumanisé, rattaché à une structure ou une méthode, a entraîné une politique qui a eu pour conséquence de conduire les salariés "à des actes répétés ayant pour objet ou pour effet d'entraîner une dégradation de ses conditions de travail, susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel" (art. 223-33-2 C.pén).
C'est pourquoi "ce ne sont pas les paresseux, les tire-au-flanc qui se sont suicidés, a expliqué le Dr Christophe DEJOURS, psychiatre, mais les plus impliqués. En cas de mise au placard, leur ardeur a travail pouvait constituer une véritable menace pour leur état psychique". Et cette implication, non prise en charge, s'est transformée en fragilité, elle-même fautive. Un cercle infernal qu'a reconnu à demi-mot Didier LOMBARD, ancien dirigeant de FRANCE TELECOM, lorsqu'il a admis "on a poussé le ballon un peu trop loin".
Une grande victoire pour les syndicats et "un tournant dans le droit pénal du travail sur la question du harcèlement"
Le Tribunal Correction de Paris a donc rendu son verdict le 20 décembre 2019. FRANCE TELECOM a été condamnée au maximum de la peine encourue, soit 75 000 euros d'amende. Didier LOMBARD (PDG), Louis-Pierre WENES (Directeur exécutif) et Olivier BERBEROT (DRH) ont également été reconnus coupables de harcèlement moral du fait de la politique d'entreprise menée entre 2007 et 2008 et été condamnés à 1 an de prison, dont 4 mois ferme et 8 avec sursis, assortis de 15 000 euros d'amende. Enfin, quatre autres prévenus ont été reconnus coupages de complicité et condamné à 4 mois de prison avec sursis et 5.000 euros d'amende.
LA CFE-CGC d'ORANGE (successeur de FRANCE TELECOM), a été la première à réagir. " La @CFECGC @Orange se félicite de la condamnation des dirigeants de #FranceTélécom pour harcèlement moral. Que celle-ci serve d'exemple pour que jamais une telle politique de violence sociale ne puisse se reproduire", se félicitant également que "la quasi-totalité des demandes de réparation ont été approuvées par le tribunal".
En dépit du regret pointé par le syndicat Solidaire, à savoir que les prévenus n'aient "livrés que leur novlangue où l'euphémisme succède à la brutalité des mots pour continuer à esquiver leurs responsabilités", Patrick ACKERMAN, pour le syndicat SUD, a salué auprès de l'AFP "une grande victoire" et "une reconnaissance nette des préjudices subis".
Malgré l'appel de Didier LOMBARD,"c'est un procès gagné" car "il sera difficile de gagner en appel". "Ça permet de construire quelque chose qui va interpeller les politiques sur les méthodes de management pour revoir la loi, mieux caractériser le harcèlement et durcir les sanctions" a encore souligné Patrick ACKERMAN, rejoint en cela par l'avocat du syndicat, Maître Jean-Paul TEISSONIERE, qui estime de son côté que c'est "un tournant dans le droit pénal du travail sur la question du harcèlement institutionnel et sur le management toxique."
Un soulagement et une satisfaction pour les victimes et leurs familles, pour lesquelles "c'est la reconnaissance qui compte".
Comme plus d'une centaine d'autres parties civiles, Jean PERRIN, le frère de Robert PERRIN dit "pépère la force tranquille", qui s'est suicidé en 2008, a obtenu des dommages et intérêts en reconnaissance d'un préjudice moral et personnel à hauteur de 67 500 euros. S'il regrette que le chef d'inculpation d'homicide involontaire n'ait pas été retenu, il se dit en revanche "satisfait" parce que "c'est la reconnaissance qui compte".
"On n'était rien, des dossiers du département RH" explique Noël RICH, autre partie civile. "Le tribunal a dit au management "vous avez grillé le feu rouge" et ça vaudra à l'avenir pour toute entreprise qui agira comme ça. (...) Par ce procès, la justice nous a reconnu. (...) C'est, pour moi, une énorme émotion".
Ingrid TRONET
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